Faut-il le dire, un disque ne sera jamais la révolution, et celui-ci n'est pas un manuel pratique du parfait petit révolutionnaire. La marchandise que vous tenez en main est une mince tentative partielle d'affirmer une certaine continuité. Galons, crucifix et dollar, ces emblèmes ornaient la pochette de l'album Vocations, en 1992. Profitons-en pour replacer le tiercé dans l'ordre. La valeur imposée à tout et tous substitue la survie à la vie, cadencée par le travail salarié, tandis que celui-ci nécessite soumission à l'ordre et adhésion à la morale d'esclave (religieuse ou laïque). Révolution? Lorsque nous nous serons mouchés dans le dernier ticket de caisse, lorsque nous aurons raclé nos semelles sur le dernier centimètre de papier bancaire, lorsque nous aurons fumé la dernière fiche de paye, lorsque nous nous serons dédaigneusement torchés à l'aide du dernier bon local d'échange, alors, et alors seulement, personne n'aura plus personne à acheter à personne et tout le monde aura fini de se vendre. De 1871 à 1936, bien en amont et au-delà, cette remise en cause fondamentale s'affirme inégalement mais progressivement.
Considérant tout cela autour d'une palette de pils d'une sous-marque dont notre frigo-box est avide, nous avons décidé de rassembler sur ce disque assez compact, aux côtés de quelques défoulatoires manipulations acousmatico-concrètes, une généreuse rafale de reprises. Ces chansons nous relient à des mouvements passés. Ce qui doit venir en sera à la fois la continuation et le dépassement. Le refus de la condition qui nous est faite, ce sont d'abord des luttes ensevelies sous des épaisseurs d'Histoire officielle, celle qu'on nous enseigne de l'école à l'université en passant par les best-sellers littéraires et audiovisuels. Voilà pourquoi ce disque révolutionnaire, autour de quelques repères hétérogènes: la Commune de Paris en 1871, les émeutes wallonnes en 1886, le mouvement makhnoviste en Ukraine (1918-21), l'insurrection de Cronstadt en 1921, et enfin la révolution catalane de 1936.
Ces choix appellent quelques remarques. La révolution se manifeste certes irrégulièrement, mais elle ne se réduit pas à quelques dates ou lieux fétiches (en l'occurrence l'Europe). Au sein d'un ordre se mondialisant depuis des siècles, tout mouvement révolutionnaire tend à porter des exigences universelles, et ses vagues sont géographiquement délocalisées (même en 1968 que l'on a pu faire faussement passer ici pour un gros hoquet estudiantin occidental).
De plus, aucune action historique n'est univoque, et les mouvements révolutionnaires ne sauraient particulièrement pas se figer en monuments de bronze. Aucun des repères historiques cités ne fut la révolution, aucun n'accoucha réellement du monde révolutionné (nous n'en serions pas là). Forcément, les avancées de la cause chambardatoire sont jusqu'à présent aussi ses plus cuisants casse-pipe (cfr. note de l'I.S.). Enfin, aucune des chansons élues, ni leurs auteurs, pas plus que les présents interprètes, n'adhèrent sans ombre ou contradiction à la perspective révolutionnaire. Les héros, monolithiques, ne sont bons qu'à croupir dans les cendriers du Panthéon. L'historiographie qu'il faut bien qualifier de bourgeoise n'a d'ailleurs eu de cesse de couler des bronzes, au propre comme aux figurés, en tentant de colmater ces brèches de l'Histoire qui retiennent justement toute notre attention.
Joyeux anniversaires, donc: 125 ans, 110 ans, 75 ans, 60 ans, et autant de mèches allumées. Nous y souscrivons, après tant d'autres, mais sans ignorer que diverses chapelles couvrent ces événements de chrysanthèmes pour mieux les embaumer. Les plus zélés pompiers s'acharnant un jour contre le feu insurrectionnel font les meilleurs allumeurs de cierges par la suite, ce dont les partis socialistes se sont fait une spécialité (on le voit notamment à propos de 1871, 1886). Armées de leurs patientes réécritures de l'histoire, les familles retiennent et revendiquent ce qui peut justifier leurs discours et pratiques ventre-à-terre d'aujourd'hui. Pensons par exemple à Nestor Makhno travesti en Robin des Bois par les inévitables libertaires fourre-tout, quand il n'est pas passé à la trappe au profit de philosophes à la Proudhon, plus télégénique et familial.
De plus, selon l'état du mouvement social, les organisations opportunistes "pure gauche" (léninistes, trotskystes, staliniennes, maoïstes,... bref, tous les fossoyeurs du Marx révolutionnaire) modifient en soufflet d'accordéon leurs revendications et héritages. Tous se disputent le recrutement et l'éducation de vendeurs pour leurs torche-cul respectifs. Sous les couches de vernis parfois les plus radicales, voire "révolutionnaires", se pointe la pauvreté des ambitions: grappiller les miettes du Capital au lieu de le réduire en miettes, se faire représenter dans des théâtres de marionnettes social-démocratiques au lieu de faire valser le décor. Leur duplicité les conduit souvent jusqu'à la participation aux élections, piteux stratagème témoignant d'une conception strictement politicienne et étatique de la révolution et des strapontins qu'ils y convoitent.
Une fois pour toutes, ces pratiques sont incompatibles avec la révolution sociale, mouvement organisé des masses décidées à mettre un terme aux maîtres et à supprimer justement, parmi tant d'autres, la distinction-séparation du social et du politique. Tout en précipitant d'un même élan l'Economie aux poubelles de l'Histoire.
Quant à nous, molécules hydrophiles gesticulantes, nous assumons le spectaculaire futile, la somme de nos préjugés bourgeois, ainsi que la participation effrénée à de dérisoires et hystériques émotions collectives gavées de pintes et de décibels, maigre palliatif à la pauvreté de nos rapports mutuels sous la férule de l'horloge-pointeuse du Temps Atomique International. Et puisque le Vieux Monde est au menu du jour, bien au-delà de ce petit disque qui serait ravi de lui être nuisible (et de vous être agréable), il me reste à vous souhaiter un excellent appétit. Vorace, gargantuesque et dévastateur appétit.
Guy Betès, octobre 1995.